Tiberio Graziani|Le piиge : Afghanistan 1979-2009|15.12.2009

Tiberio Graziani

Le piиge : Afghanistan 1979-2009

Le prйsident Obama vient de choisir l’escalade militaire en Afghanistan oщ l’OTAN affronte l’insurrection pashtoune, assimilйe par la propagande а l’obscurantisme religieux. Ce faisant Washington s’engage dans un nouveau bourbier. L’analyste italien Tiberio Graziani observe ici que le piиge afghan, qui avait йtй crйй par les Йtats-Unis en 1979 pour nuire aux Soviйtiques, se referme aujourd’hui sur eux.

1979, l’annйe de la dйstabilisation

Parmi les divers йvиnements de la politique internationale de l’annйe 1979, il y en a deux qui sont particuliиrement importants а souligner, pour avoir contribuй au bouleversement de la gйopolitique mondiale basйe а l’йpoque sur la confrontation entre les USA et l’URSS.

Il s’agit de la rйvolution islamique d’Iran et de l’aventure soviйtique en Afghanistan.

Comme on le sait, la prise du pouvoir par l’ayatollah Khomeiny йlimina un des piliers fondamentaux sur lesquels reposait l’architecture gйopolitique occidentale, йdifiйe par les Йtats-Unis а partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

L’Iran de Reza Pahlavi reprйsentait, dans les relations de pouvoir entre les Йtats-Unis et l’URSS, en particulier au niveau gйostratйgique, un pion trиs important dont la disparition poussa le Pentagone et Washington а une rйvision profonde de leur politique rйgionale.

En fait, un Iran autonome et hors de contrфle introduisait, sur l’йchiquier gйopolitique rйgional, une variable qui compromettait potentiellement toute la cohйrence du systиme bipolaire.

En outre, le nouvel Iran, comme puissance rйgionale anti-йtatsunienne et anti-israйlienne, possйdait йgalement toutes les caractйristiques (en particulier, l’йtendue et la centralitй gйographiques, ainsi que l’homogйnйitй politico-religieuse) pour prйtendre а l’hйgйmonie sur une partie au moins du Proche-Orient, en opposition ouverte avec les aspirations analogues et les intйrкts d’Ankara, de Tel-Aviv —les deux solides piliers de la stratйgie rйgionale de Washington— et d’Islamabad.

Pour ces raisons, les stratиges de Washington, conformйment а leur « gйopolitique du chaos » bicentenaire, poussиrent immйdiatement l’Irak de Saddam Hussein а dйclencher une guerre contre l’Iran.

La dйstabilisation de toute la rйgion permettait а Washington et а l’Occident de se donner du temps pour mettre au point une stratйgie а long terme, et de « harceler sur ses flancs », en toute tranquillitй, l’ours soviйtique.

Comme l’a rйvйlй, il y a onze ans, Zbigniew Brzezinski [1], conseiller а la sйcuritй nationale du prйsident Jimmy Carter, lors d’une interview donnйe а l’hebdomadaire franзais Le Nouvel Observateur [2], la CIA avait pйnйtrй en Afghanistan, en vue de dйstabiliser le gouvernement de Kaboul, en juillet 1979 dйjа, soit cinq mois avant l’intervention de l’armйe soviйtique.

La premiиre directive par laquelle Carter autorisait l’action clandestine pour aider secrиtement les adversaires du gouvernement pro-soviйtique date, en fait, du 3 juillet 1979.

Le mкme jour, le stratиge йtatsunien d’origine polonaise йcrivit une note au prйsident Carter, dans laquelle il expliquait que sa directive conduirait Moscou а intervenir militairement.

Cela se rйalisa parfaitement а la fin de dйcembre de la mкme annйe.

Toujours dans la mкme interview, Brzezinski rappelle que, lorsque les Soviйtiques entrиrent en Afghanistan, il йcrivit une autre note а Carter, exprimant l’opinion que les USA avaient finalement l’occasion de donner а l’Union soviйtique « sa guerre du Vietnam ».

Le conflit, insoutenable pour Moscou, devait conduire, selon Brzezinski, а l’effondrement de l’empire soviйtique.

Le long engagement militaire des Soviйtiques en faveur du gouvernement communiste de Kaboul contribua, en effet, а affaiblir encore davantage l’Union soviйtique, dйjа en proie а une importante crise interne, aussi bien sur le plan politique que socio-йconomique.

Comme nous le savons aujourd’hui, le retrait des troupes de Moscou du thйвtre afghan laissa toute la rйgion dans une situation d’extrкme fragilitй politique, йconomique, et surtout gйostratйgique. En effet, dix ans seulement aprиs la rйvolution iranienne, la rйgion tout entiиre avait йtй complиtement dйstabilisйe au profit exclusif du systиme occidental. Le dйclin, contemporain et inйluctable, de l’Union soviйtique, accйlйrй par son aventure en Afghanistan et, ultйrieurement, le dйmembrement de la Fйdйration yougoslave (une sorte d’Йtat tampon entre les blocs occidental et soviйtique) dans les annйes 90, ouvrirent la voie а l’expansion des Йtats-Unis —de l’hyper-puissance, selon l’expression du ministre franзais Hubert Vйdrine— dans l’espace eurasien.

Succйdant au systиme bipolaire, une nouvelle saison gйopolitique allait s’ouvrir : celle du « moment unipolaire ».

Le nouveau systиme unipolaire aura, toutefois, une vie trиs courte, qui se terminera —а l’aube du XXIe siиcle— avec la rйaffirmation de la Russie en tant qu’acteur mondial et l’йmergence concomitante, йconomique et gйopolitique, de la Chine et de l’Inde, les deux Йtats-continents de l’Asie.

Les cycles gйopolitique de l’Afghanistan

L’Afghanistan, en raison de ses spйcificitйs, relatives, en premier lieu а sa position par rapport а l’espace soviйtique (frontiиres avec les Rйpubliques —а l’йpoque soviйtiques— du Turkmйnistan, d’Ouzbйkistan et du Tadjikistan), а ses caractйristiques gйographiques, et aussi а son hйtйrogйnйitй ethnique, culturelle et confessionnelle, reprйsentait, aux yeux de Washington, une grande partie de l’ « arc de crise », c’est а dire de cette portion de territoire qui s’йtend des frontiиres sud de l’URSS а l’ocйan Indien. Le choix, comme piиge pour l’Union soviйtique, йtait donc tombй sur l’Afghanistan pour d’йvidentes raisons gйopolitiques et gйostratйgiques.

Du point de vue de l’analyse gйopolitique, l’Afghanistan reprйsente en fait un excellent exemple d’une zone de crise, oщ les tensions entre les grandes puissances se manifestent depuis des temps immйmoriaux.

Le territoire actuellement dйnommй Rйpublique islamique d’Afghanistan, oщ le pouvoir politique a toujours йtй structurй autour de la domination des tribus pachtounes sur les autres groupes ethniques (Tadjiks, Hazaras Ouzbeks, Turkmиnes, Baloutches), s’est constituй а la frontiиre de trois grands dispositifs gйopolitiques : l’Empire mongol, le khanat ouzbek et l’Empire perse. Et ce sont les diffйrends entre ces trois entitйs gйopolitiques limitrophes qui dйtermineront son histoire.

Pendant les XVIIIe et XIXe siиcles, lorsque l’Йtat se consolidera en tant que royaume d’Afghanistan, la rйgion deviendra l’objet de diffйrends entre deux autres entitйs gйopolitiques majeures : l’Empire de Russie et la Grande-Bretagne. Dans le cadre du « grand jeu », la Russie, puissance continentale, dans sa poussйe vers les mers chaudes (ocйan Indien), l’Inde et la Chine, se heurte а la puissance maritime britannique, qui tente, а son tour, d’encercler et de pйnйtrer la masse de l’Eurasie, vers l’est en direction de la Birmanie, de la Chine, du Tibet et du bassin du Yangtze, en s’appuyant sur l’Inde, et vers l’ouest en direction de l’actuel Pakistan, de l’Afghanistan et de l’Iran jusqu’au Caucase, а la mer Noire, а la Mйsopotamie et au Golfe Persique.

Dans le systиme bipolaire, а la fin du XXe siиcle, comme on l’a vu plus haut, l’Afghanistan est une fois de plus le thйвtre de la compйtition entre une puissance maritime, les USA, et une puissance continentale, l’URSS.

Aujourd’hui, aprиs l’invasion йtatsunienne de 2001, ce que Brzezinski avait, de faзon prйsomptueuse, appelй le piиge afghan des Soviйtiques, est devenu le cauchemar et le bourbier des Йtats-Unis.

Tiberio Graziani est directeur de l’йdition en langue italienne d’Eurasia –Rivista di studi geopolitici– et de la collection Quaderni di geopolitica aux Edizioni all’insegna del Veltro (Parme, Italie). Co-fondateur de l’Istituto Enrico Mattei di Alti Studi per il Vicino e Medio Oriente. Professeur а l’Istituto per il Commercio Estero (placй sous l’autoritй du ministиre italien des Affaires йtrangиres).

[1] « La stratйgie anti-russe de Zbigniew Brzezinski », par Arthur Lepic, Rйseau Voltaire, 22 octobre 2004.

[2] Le Nouvel Observateur, 15-21 janvier 1998, p. 76.