Christian Bouchet|Journal d’un sйjour en Iran|19.09.2009

Christian Bouchet

Journal d’un sйjour en Iran

1 aoыt 2009, Shiraz.

Je suis maintenant sur la terre de l’antique empire perse depuis quatre jours et rien n’est comme je l’avais imaginй.

Quand j’ai annoncй а mes proches, dйbut juillet, que j’avais l’intention de me rendre en Iran, pour juger sur piиce de la situation, les rйactions ont йtй de deux types. Mes amis politisйs n’ont pas cachй qu’ils m’enviaient et qu’ils auraient aimй кtre а ma place. Les autres, en revanche, n’ont eu de cesse de me mettre en garde contre le danger inutile que je prenais, vu les circonstances, en me jetant volontairement dans ce qu’ils considйraient comme la gueule du grand mйchant loup… Pour eux, je risquais bien de connaоtre le mкme sort que Clotilde Reiss, voire pire. Les Conseils aux voyageurs figurant sur le site du Ministиre franзais des Affaires йtrangиres allait dans le mкme sens et insistaient sur le fait que « dans les circonstances actuelles, il est recommandй de surseoir а tout voyage non essentiel en Iran. Cette recommandation s’applique aussi bien aux voyages d’affaires qu’aux voyages touristiques. Les services de sйcuritй sont en effet trиs suspicieux а l’йgard des contacts avec la population, notamment avec les milieux universitaires et йtudiants, qu’ils observent avec attention, et а l’йgard des prises de photographies. »

Bien que n’ignorant pas ce que la Propaganda Staffel occidentale peut gйnйrer comme dйsinformation, et bien qu’ayant, naturellement, un a priori favorable pour l’Iran rйsistant de Mahmoud Ahmadinejad, j’ai donc pris le vol de la KLM Amsterdam-Tйhйran avec une certaine perplexitй et une lйgиre inquiйtude… En tous cas, je n’imaginais nullement а ce que j’allais dйcouvrir : une rйalitй en tout point diffйrente de l’image que les mйdias du Grand Occident nous dйlivrent. Soixante-douze heures pour parcourir Tйhйran, des quartiers bourgeois des contreforts des monts Alborz а ceux populaires sis au sud, c’est bien peu. Mais c’est cependant suffisant pour se faire une idйe assez juste.

Ce qui frappe, tout d’abord, c’est le modernisme gйnйral des voies de circulation, de l’architecture, des boutiques, des restaurants. Le dйpaysement quand on se promиne dans les rues est faible, bien moindre que celui que l’on йprouve а Istanbul ou а New Delhi, on pourrait par certains cфtйs se croire а Madrid… si ce n’йtait le dress-code islamique qui impose le port du tchador. A la lecture des journaux je m’йtais imaginй des femmes strictement couvertes, ne laissant voir aucune mиche de cheveux. J’avais lu, dans les articles de Delphine Minoui, la correspondante du Figaro а Tйhйran, qu’une police des mњurs veillait au grain et pourchassait les femmes « mal voilйes » et les couples d’amoureux. Mais oщ donc est cette police ? Les femmes « mal voilйes », maquillйes, laissant voir une trиs grande partie de leur chevelure a peine dissimulйe sous un йlйgant chвle, sont lйgion, les couples de jeunes sont nombreux eux aussi et а Darband, au bord d’un ruisseau qui dйvale des monts Alborz, tout semble organisй pour la drague et la sйduction… Je fais part de mon йtonnement а mon chauffeur qui sourit et me prйcise que cette police n’est plus active depuis plusieurs annйes… De cela, la miss Minoui a oubliй de nous avertir　!

Il est vrai que les journaleux au service du Grand Occident peuvent йcrire n’importe quoi, personne n’ira vйrifier leurs dires : il n’y a ici presque aucun occidental de passage et les seuls touristes que je rencontre sont … irakiens !

Ils peuvent aussi йcrire ce qu’ils veulent sur les rassemblements de l’opposition, personne n’ira les contredire. Or, en rentrant а mon hфtel, hier en fin d’aprиs-midi, je suis pris dans un embouteillage. Nous sommes vendredi, les partisans de Moussavi ont appelй а une manifestation dans le centre de la capitale et, par un heureux effet du hasard, je suis dans les premiиres voitures immobilisйes par celle-ci. Comparй а ce qui est habituel en France, il y a peu de policier et ils sont trиs lйgиrement йquipйs. Il faut dire que les manifestants, majoritairement des jeunes, ne sont pas trиs nombreux non plus. Je les estime а cent cinquante, au maximum а deux cents… C’est moins que rien quand on sait que douze millions d’habitants vivent dans l’agglomйration. Je comprends alors pourquoi tous les reportages tйlйvisйs sont faits en plans trиs serrйs. Agitant des banderoles vertes, ils bloquent un carrefour qui est а quelques dizaines de mиtres, les voitures klaxonnent, certains chauffeurs commencent а s’йnerver. Soudain arrivent des « voltigeurs » montй sur des motos de type trial - un policier conduit, un autre muni d’une longue matraque est assis а l’arriиre - ils ne font pas dans le dйtail et frappent de bon cњur les manifestants qui s’enfuient. Les motards les poursuivent, y compris sur les trottoirs. C’est fini, la manifestation est dispersйe et la circulation reprend. Le lendemain, sur internet, je lis le compte-rendu qu’en font les agences occidentales : d’une йchauffourйe insignifiante, qui montre une incontestable indiffйrence de la population, elle font un symbole de rйsistance…

2 aoыt 2009, Yazd.

Il fait 43° а l’ombre…

J’ai tenu а venir ici pour visiter la plus importante communautй zoroastrienne encore existante en Iran. Ses membres maintiennent en vie la religion rйvйlйe cinq siиcles avant notre иre par Zarathoustra. Ils vйnиrent le feu, symbole de Dieu, et entretiennent dans la pйnombre de leurs lieux de culte des flammes йternelles. Celle qui brыle dans le temple de Yazd a йtй allumйe il y a 1539 ans ! A l’extйrieur de la ville, je visite leurs « tours du silence ». Leur religion leur interdisant de souiller les йlйments, les zoroastriens ne peuvent ni enterrer ni incinйrer leurs morts, ils les abandonnaient donc aux vautours dans des tours sises en haut de collines. En Inde, а Bombay, cela se pratique toujours. Ici, les lieux sont dйsaffectйs depuis que Reza Pahlavi, en 1962, les ait obligйs de se plier а la rиgle commune en matiиre d’inhumation. Les lieux sont mal entretenus, les monuments rйcemment restaurйs ont йtй vandalisйs et taguйs. Alors que les autres sites historiques que j’ai visitйs jusqu’alors йtaient gardйs et dans un йtat parfait, celui-ci est а l’abandon. On sent que la protection des vestiges du passй paпen de l’Iran ne motive guиre les autoritйs…

3 aoыt 2009, Ispahan.

J’ai pris une chambre а l’Isfahan Kowsar International Hotel, un cinq йtoiles admirablement situй. Il est bondй. Mais dans ses couloirs, ce ne sont pas des iraniens fortunйs que je croise mais des mutilйs de guerre et leurs proches, des gens simples voire trиs simples, des familles de paysans et d’ouvriers. Que font-ils lа　? Ils bйnйficient d’une semaine de vacances, tous frais payйs, qui leur est offerte par la Fondation des martyrs, structure qui a йtй crййe en 1980 pour prendre en charge les anciens combattants, les invalides de guerre et leurs familles. La Fondation a investi ses fonds dans l’industrie et le commerce et est devenue richissime. Les bйnйfices qu’elle gйnиre sont largement redistribuйs aux victimes de la guerre Iran/Irak. Comme les familles de ceux-ci bйnйficient encore d’autres avantages en matiиre de service militaire et d’accиs а l’universitй, je dйcouvre que les anciens combattants et les parentиles des soldats tombйs au front sont jalousйes… En me promenant en ville, je suis surpris de trouver sa population encore plus moderne qu’а Tйhйran. Les looks les plus improbables se rencontrent dans la jeunesse : techtoniques, punks (ont des « iroquois »), etc. Je vois mкme un rocker avec une « banane ». Au restaurant, le soir, je constate que les deux tiers des tables sont occupйes par des femmes sortant « entre copines », elles rient, se prennent en photo avec leurs portables. Est-ce ainsi que se manifeste l’oppression des femmes par les Mollah ? Rentrant а l’hфtel, aprиs le dоner, je rencontre une nouvelle manifestation : une cinquantaine de jeunes tentent ici aussi de bloquer un carrefour, la police arrive, ils se dispersent. C’est tout. Ce n’est qu’en regardant la tйlйvision un peu plus tard que je comprends la raison de cette sporadique agitation　: le guide Ali Khamenei vient de confirmer la rййlection de Mahmoud Ahmadinejad. Je termine ma journйe au cafй internet. La connexion est de qualitй et ne coыte quasiment rien. Je consulte ma messagerie, intervient sur quelques fora, met а jour plusieurs sites auxquels je participe. Tout fonctionne pour le mieux. En revanche, impossible d’accйder а Facebook. L’employйe а qui je m’en plains me rйpond que c’est normal, le gouvernement filtrant son accиs car, me dit-elle, « les USA et la Grande-Bretagne l’utilisent pour rйpandre de fausses nouvelles dans le pays. »

6 aoыt 2009, Qom.

Pour faire le trajet Ispahan-Qom, comme prйcйdemment celui Shiraz-Ispahan, j’ai en grande partie empruntй une autoroute d’excellente facture. Comme en France elle йtait payante (du moins sur certains tronзons) et si la police y йtait prйsente c’йtait pour vйrifier le port de la ceinture et sanctionner les excиs de vitesse а l’aide de radars… La dite autoroute passe а quelques dizaines de mиtres de la centrale nuclйaire de Natanz. Celle-ci, dйfendue par des canons anti-aйriens et protйgйe par un merlon de terre, est bien visible de la route et je m’йtonne dans ces conditions que Wikipedia, source d’information habituellement fiable et abondamment reprise, puisse йvoquer une « installation nuclйaire secrиte »… Je note qu’il n’est mкme pas interdit de s’arrкter sur le parking qui en face de la centrale ni de prendre des photos. Question de base secrиte on a dйcidйment connu mieux ! A Qom, un officiel de second range me reзoit. C’est mon premier contact avec un membre de l’appareil du rйgime, et ce sera le seul, mon voyage йtant une expйdition de dйcouverte organisйe par mes soins de maniиre toute а fait indйpendante. Nous йchangeons quelques idйes. Il a l’habitude de rencontrer des occidentaux et avant que je formule le fond de ma pensйe, il me dit : « Je sais ce que vous allez me dire, tous les Europйens que je reзois me disent la mкme chose : l’Iran que j’ai dйcouvert n’a rien а voir avec ce que les mйdias m’avaient fait croire ». Il a parfaitement raison. J’abonde dans son sens et je lui fait remarquer que le fait que je puisse кtre abusй partiellement sur la rйalitй, en dit long sur le niveau de dйsinformation qui peut кtre obtenu chez le citoyen occidental lambda.

8 aout 2009, aйroport Imam Khomeini, zone internationale.

J’ai terminй mon sйjour par une derniиre journйe а Tйhйran.

Occasion de visiter la maison de l’Imam Khomeini… Une maison ? Une bicoque presque de guиre plus de 40 m2. Les lieux sont restйs dans l’йtat dans lesquels ils йtaient lors de son dйcиs. L’homme qui par son action a renversй la dynastie Pahlavi, cйlиbre pour son goыt du luxe, a vйcu la fin de sa vie dans un lieu dйpouillй, simple et pauvre…

Aprиs la maison de l’Imam, son mausolйe. Lа on change du tout au tout. Les pierres tombales de Khomeini, ainsi que ceux de son йpouse et de ses fils occupent un coin d’un immense espace couvert (quatre ou cinq mille mиtres carrйs peut-кtre) qui tient du caravansйrail. Tandis qu’а proximitй du cйnotaphe certains prient et font de consйquentes offrandes monйtaires (la couche de billets de banques qui recouvre le sol prиs du tombeau dйpasse les 50 centimиtres), dans le reste de la grande halle des enfants jouent, des hommes font la sieste, des groupes devisent… Quand je quitte le mausolйe, а la nuit tombйe, je dйcouvre que ses parkings sont devenus un gigantesque campement de pиlerins. Avant de passer en zone d’embarquement, un policier vйrifie mon passeport. En douze jours de voyage c’est mon second contrфle. C’est sans doute cela la suspicion contre laquelle me mettait en garde mon gouvernement. J’avoue qu’en matiиre d’Йtat policier j’ai connu mieux　!

J’ai maintenant un peu de temps pour rйflйchir avant mon vol de retour. En dressant un bilan, je constate que deux faits m’interpellent tout particuliиrement. Tout d’abord, ayant pu juger sur piиce de la dйsinformation concernant l’Iran, il a йtй trиs troublant pour moi de constater que, malgrй ma sympathie pour la Rйpublique islamique et ma connaissance des stratйgies mйdiatiques de la propagande occidentale, j’avais йtй contaminй et partiellement abusй par elle… Ensuite, il me revient le souvenir de notre enthousiasme de 1979　: activistes NR et йvoliens avions alors cru que la Tradition venait de remporter une victoire sur le monde moderne. En fait il n’en fut rien. Ce qui venait de triompher c’йtait une troisiиme voie, c’йtait, et cela reste, fort sympathique, la victoire d’un peuple qui se dressait contre l’impйrialisme yankee, mais ce ne fut pas la mise en њuvre d’une vue du monde traditionaliste… La rйpublique iranienne est actuellement un pays qui rйsiste а l’Empire du mal, elle est sans aucun doute plus traditionnelle que nos dйcadentes sociйtйs d’Occident, mais lа aussi le sel ronge l’acier, et il suffit de voir la jeunesse pour se dire qu’а terme, comme partout, c’est le monde moderne, le kali yuga, qui va triompher.